Depuis plus de 25 ans, Les Drôles de Petites Bêtes, publiées chez Gallimard Jeunesse Giboulées, invitent les enfants à entrer dans un jardin merveilleux : celui d’Antoon Krings, leur créateur. À travers les aventures de Belle la Coccinelle, Loulou le Pou jusqu’à la petite nouvelle, Arielle l’Abeille arc-en-ciel, ce « fabuliste naturaliste » ainsi qu’il se définit, peint les émotions d’une enfance qu’il n’a jamais renoncé à habiter, la cultivant et la rappelant sans cesse à lui. C’est pourquoi tant d’enfants devenus adultes aujourd’hui conservent ses livres comme des coffres emplis de souvenirs prêts à ressurgir. Et pourquoi tant de projets pédagogiques dans les écoles, comme le souligne son éditrice et amie Coline Faure-Poirée, s’inspirent de ses histoires qui, en touchant si justement les petits, militent en faveur de l’écologie.  

 

Un univers dense et infini  

« Je ne suis jamais sorti du carton, vous savez, celui dont on se fait une cabane, enfant. » C’est de cette façon qu’Antoon Krings interprète, malicieusement, son goût pour les ateliers petits et rassurants dans lesquels il aime travailler. Le dernier en date, cocon perché sous les toits (avec vue inattendue sur la cour de Matignon) ne déroge pas à la règle. Y entrer, c’est monter à bord d’une machine à remonter le temps… Direction : l’enfance ! Car le sujet des histoires d’Antoon Krings, c’est « l’état d’enfance », monde qui fait régner spontanéité, jeu et créativité, afin d’offrir au jeune lecteur la liberté du message à en tirer. Posture rare en littérature jeunesse, surtout pour une série de grande ampleur, que celle qui consiste à multiplier les propositions de sensations fortes et esthétiques, sans marteler un propos éducatif appuyé, ni s’épuiser. Les histoires des Drôles de Petites Bêtes semblent même, comme la nature qui les inspire, se régénérer au fil des saisons. Les « butineuses » ont désormais leur collection dans la collection. Capucine la coquine ou Violette la discrète sont-elles une réaction à la menace qui pèse sur les abeilles ? Sûrement, car l’auteur déclare éprouver « une grande tristesse de voir la nature en souffrance ». Et un désir toujours fort de la peindre et s’impliquer dans son sort. Conséquence de cette inépuisable création : les pages de garde de ses albums, qui déroulent ses personnages depuis le premier (Mireille, déjà, une abeille), ne parviennent plus à contenir son univers en expansion ! 

 

Des peintures de caractères   

Mireille l’Abeille, Siméon le Papillon, Cyprien le Chien, Camille la Chenille, Solange la Mésange, Frédéric le Moustique, Ursule la Libellule, Roméo le Crapaud, Henri le Canari, Antonin le Poussin… Et moi, et moi, et moi ! Voilà ce que donne envie de s’écrier cette galerie de portraits. Enfant, parmi les Drôles de Petites Bêtes, on cherche son prénom ou, à défaut, celui d’un copain, d’une relation. Et devenu grand aussi ! En témoignent les anecdotes de personnalités, historien, danseur étoile ou ancien ministre de la culture, qui s’amusent de leur version « insecte » (surtout si ça se révèle être un asticot, n’est-ce pas Hugo ?) ou jouent à faire rimer leur nom… avec hanneton. Cette envie d’intégrer la famille des Drôles de Petites Bêtes indique qu’elles sont un bout d’humanité, des versions d’enfants qui existent pour de vrai, avec leurs problématiques qu’Antoon Krings se plaît à affronter. Ses images comme ses textes revendiquent un « côté sombre » qui traduit les peurs enfantines de la nuit, de la séparation ou du rejet. Ses histoires sont des aventures, haletantes et mouvementées, qui comblent les petits, heureux de se voir incarnés et compris. Le ton lui est directement insufflé par des enfants qu’il connaît, dont il saisit les expressions (à tous les sens du mot, verbales et physiques). Quant au décor de ces aventures, il existe aussi : c’est le jardin de la maison d’enfance, à Sin-le-Noble dans le Nord, où vit toujours sa mère. Et où se trouve la cabane de Mireille, près d’un pin et sous le lierre. Intacte (comme j’ai pu le vérifier grâce à Oanh, l’épouse d’Antoon, qui m’a gentiment permis d’admirer une photo du lieu, saisissant de poésie).  

Liberté, lenteur et complicité 

Antoon Krings puise les sujets de ses histoires dans l’enfant qu’il était, les enfants et la nature qu’il côtoie, le décor de son enfance… Mais comment travaille-t-il dans le recueillement de son atelier ? L’auteur révèle se consacrer durant de longues périodes, parfois des mois, exclusivement à l’écriture, ou exclusivement au dessin, une alternance qu’il traduit par : « J’ai deux habits ! » Ce rythme, comme un cycle très personnel de saisons, le pousse à « repartir toujours de zéro » et à donner libre cours à son « côté obsessionnel » et au « repentir sans fin » qui le conduit à retravailler encore et encore l’expressivité ou la profondeur d’une image. À l’écouter, on comprend soudain à quoi tient la fascination engendrée par ses Drôles de Petites Bêtes : elle se nourrit de l’infinie richesse des détails qu’Antoon Krings met tant de temps à façonner. Ce « luxe de lenteur » est pour lui une nécessité créative, heureusement comprise et soutenue par Coline Faure-Poirée qui a ressenti un « coup de foudre » amical et professionnel dès leur premier projet dans les années 90. Giboulée, la « bulle de création » au sein de Gallimard jeunesse qu’elle a fondée, a accueilli et accompagné l’œuvre d’Antoon, dont la cohérence dans l’évolution, marque des artistes, ne cesse depuis de l’émerveiller. Giboulée, quel nom idéal que celui de cette imprévisible et bénéfique petite pluie, pour signifier leur duo et la floraison d’une collection désormais mythique. Il semblerait que l’éditrice ait su offrir la météo parfaite aux Drôles de Petites Bêtes et à leur créateur pour grandir et s’épanouir.  

Propos recueillis par Agnès Cathala. 

Photos : Vincent Gire.  

 

(Merci à Oanh et Antoon Krings pour l’accueil chaleureux, le thé et les figues séchées, le temps passé à discuter et explorer l’atelier, et à Coline Faure-Poirée pour sa présence bienveillante et passionnée.)